Je vais vous parler d’une fille, chapitre 1.

Publié le par B+

Comme tous les vendredi soir, je me suis rendu au club 29, petite salle de concert de Léopard ville que j’affectionne tout particulièrement. C’est  un chapiteau en velours rouge au milieu d’un grand hangar à l’intérieur d’une usine désaffectée, une sorte de cabaret ; les tables sont des tonneaux habillés de nappes en taffetas ocre, encerclées de fauteuils Louis XV patinés or. L’atmosphère est confortable et la clientèle aussi discrète que silencieuse. C’est le seul endroit que je connaisse où l’on peut siroter une bière de bohème et regarder un concert de musique de chambre en jouissant d’un parfait anonymat. Je me suis installé devant la scène et j’ai feuilleté le programme de la soirée. « Trio pour violon, violoncelle et piano » de Maurice Ravel, belle ouverture, j’ai refermé la brochure pour garder la surprise. La présence de quatre pupitres à droite du piano était un bon présage, il y aurait des pièces pour quatuor ; de toute manière, ici, je n’étais jamais déçu. Noir. Deux serveurs sont entrés avec des plateaux remplis de loupiotes pour les déposer sur chaque table. Quelques raclures de gorges et autres toussotements plus tard, la scène s’est dévoilé sur trois musiciens, un pianiste, un violoniste et un violoncelliste. Ils se sont fait un signe de tête et à l’issue d’une grande inspiration, la musique de Ravel a expiré lentement jusqu’à nous. Au milieu du deuxième mouvement, je suis tombé amoureux. Une jeune femme brune dans une robe noire à surgit du fond de la scène en chantant. Ce n’était pas au programme et les musiciens semblaient aussi surpris que le public, mais ils continuaient à jouer. Elle chantait autre chose, autre part, autrement. Un chant ancien, comme arraché à la mémoire du lieu, un chant ouvrier. Ravel ne pouvant souffrir cette dissonance plus longtemps, les musiciens se sont interrompus brusquement. Coupée dans son élan par ce silence soudain, elle s’est tue à son tour et s’est mise à me fixer étrangement. Excusez-moi monsieur, auriez-vous l’heure ? Dans un murmure d’hostilité, comme si j’étais responsable du désordre, je me suis levé pour saisir mon portable au fond de ma poche. Des centaines d’yeux braqués de colère me dévisageaient, en train de rallumer mon téléphone. Un râle d’onomatopées haineuses s’est répandu lorsque le jingle de l’opérateur a résonné ses notes vulgaires. 21h23, j’ai dit, sous la huée générale. Prise de panique, elle s’est précipitée vers le piano, a ouvert le couvercle en grand et a plongé à l’intérieur. Je n’avais pas le choix, avant qu’une pluie de tomates véreuses s’abatte sur moi, j’ai sauté sur la scène, soulevé le couvercle du piano et j’ai plongé à mon tour.

Il faudrait que j’arrête de me laisser porter par mes émotions comme ça. Il faudrait que je résiste aux tremblements qui me dansent à la vue d’une jolie fille. Ça m’éviterait de me retrouver dans ce genre de situation. Je suis en train de tomber. Je tombe depuis cinq bonnes minutes. La tombée semble infinie, mais je suis confiant, comme ma vie ne défile pas, je ne chute pas vers la mort. J’ai même le temps de défiler tout autre chose que des souvenirs, je me surprends à songer à ma déclaration d’impôt qu’il faudrait que je pense à envoyer avant minuit. Je vérifie si je n’ai pas perdu l’enveloppe en sautant dans le piano, mais elle est toujours là, pliée dans la poche intérieure de ma veste. Je ne sais pas quand l’attraction terrestre va échouer mon corps, mais je m’inquiète d’où elle va l’atterrir et surtout, de la présence d’une boîte aux lettres à ce point d’arrivée. J’ai heurté le sol au bout de quinze minutes sans ressentir le moindre choc. Je me suis retrouvé dans une grande pièce sans fenêtre, comme dans une école, avec des rangées de tables et de chaises individuelles dominées par un bureau sur une estrade. Il y avait deux portes à chaque extrémité, une derrière le bureau, une au fond de la classe. J’ai grimpé sur l’estrade pour franchir la première, fermée. J’ai traversé la pièce pour franchir la deuxième, fermée. J’étais enfermée. Les serrures ! Il y avait peut-être une clé quelque part. J’ai commencé par fouiller le tiroir du bureau. Des règles, des compas, des craies, pas de clé. Je suis passé à l’inspection des tables, mais elles étaient toutes vides, ici et là traînait un cahier vierge ou un livre d’algèbre, mais pas de clé. Je suis remonté vers la porte du haut, j’ai pris un compas au passage et essayé de triturer la serrure. Je me suis bien énervé sur la poignée de la porte, la pointe du compas a cassé, la serrure n’a pas cédé. J’ai tenté d’enfoncer la porte, mais je ne suis parvenu qu’à me défoncer l’épaule.

Il y a eu un cliquetis derrière moi au fond de la classe, la porte s’est ouverte et une vingtaine d’hommes en costume cravate sont entrés en file indienne. J’allais en profiter pour m’échapper quand j’ai entendu l’autre porte s’ouvrir. C’était elle, la chanteuse. Elle s’est installée sur l’estrade, à la place du professeur tandis que tous les élèves se sont assis calmement. Je les ai imités et me suis posé dans un coin pour la contempler discrètement. Etait-elle plus belle ? Elle portait un jean et un chemisier à fleur oui, elle était plus belle, plus belle parce que je prenais enfin le temps de l’admirer. D’un regard d’un seul, elle a figé l’assistance. Elle a sorti une feuille de sa poche et à appelé un prénom. Jacques. Tout le monde était suspendu à ses lèvres. Jacques, c’est fini. Je ne t’aime plus. Je te quitte. Au milieu de la classe, un homme s’est mis à pleurer. Pleurer très fort, à grosses gouttes. Personne n’a eu un geste vers lui, tous étaient figés sur le visage de celle que je découvrais, pour mon plus grand bonheur, nouvellement célibataire. J’entrevoyais l’espoir d’avoir la possibilité de la courtiser… Un jour… Peut-être… Mais… Sylvain. Elle appela un autre homme sur le même ton. Sylvain, c’est fini. Je ne t’aime plus. Je te quitte. Sylvain s’est mis à pleurer très fort, à grosses gouttes. Marc. Marc, c’est fini. Je ne t’aime plus. Je te quitte. Marc, à grosses gouttes. Pierre. Pierre, c’est fini. Je ne t’aime plus. Je te quitte. Pierre, gouttes. Puis Léopold, Francis, Michel, Arnaud, toute la classe goutte à goutte commençait à s’égoutter sur le plancher.

(à suivre…)


B+
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B
Merci... Hélas, mon emploie du temps de ministre<br /> ces jours-ci vous prive de la suite, mais je m'en occupe<br /> sous peu... Sans doute je vais changer le titre que je<br /> n'aime pas du tout, mais alors pas du tout. Mais dans l'urgence de la publication, j'ai transformé la première<br /> phrase en titre... Mouais, voilà... Pas le temps de bloggouiller en ce moment, c'est pas facile, je suis en manque aaaaaaah !!!!!
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T
Joli préambule mon cher...
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