Je vais vous parler d’une fille, chapitre 2.
La réalité comme une sonnerie de téléphone portable vînt me secouer. C’était ma mère. Oui, c’est vrai ça faisait plus de quinze jours que je n’avais pas donné de nouvelles, mais en même temps la nouveauté n’était pas le motif le plus insistant dans ma vie. Alors je me suis appliqué à la tenir informé de la normalité parfaite de mon existence, un lent couloir en ligne droite où les portes sur les côtés ne s’ouvrent jamais. Rien de particulièrement triste, rien de particulièrement gaie, une vie sans surprise. Tout en abreuvant ma mère de ma banalité je me rendais compte que j’étais parfaitement réveillé. Je n’étais pas flottant entre deux rêves. J’étais dans l’ « ici », sans aucun doute possible, dans le présent réel. Les gens autour de moi n’étaient pas les silhouettes connues d’un lieu récurent de mon quotidien, mais bel et bien une classe d’hommes en pleurs. Je comprenais que j’avais concrètement (dans une concrétude au-delà du concret même !) poursuivi une fille en sautant dans un piano et la fille venait de constater ma présence avec horreur. Le coup de fil de ma mère l’avait interrompu et imprimée une peur sans nom sur son visage. Elle disparut en courant derrière la porte. Je te rappelle plus tard, j’ai raccroché ma mère. En me lançant de nouveau après la chanteuse, mon corps fit « splotch » ! La salle de classe était en train de se remplir des larmes des amants déchus et j’avais de l’eau jusqu’à la taille. Naturellement les deux portes étaient de nouveaux fermés à clé. Quelques minutes plus tard le niveau était tellement monté, que mes compagnons coulaient les uns après les autres, résignés à disparaître avec la mort de leur amour. Un à un ils sombraient tandis que je m’efforçais de flotter sur leurs larmes. Seulement le niveau de l’eau atteindrait bientôt le plafond. C’était tout moi, incapable de vivre une histoire d’amour j’allais me noyer dans les peines de cœur d’autrui ! À l’instant critique, une porte céda sous la pression et je fus aspiré avec l’eau du bain.
J’étais désormais au milieu d’un l’océan à ciel ouvert, flottant péniblement sans la moindre parcelle de terre en vue. J’éprouvais une fatigue telle que mon corps ne pourrait pas nager des kilomètres d’inconnu. Je fis la planche et je commençai à penser à toutes les choses sympathiques qui pourraient m’arriver dans cette situation : requin, requin blanc, grand requin blanc, requin rouge, requin orange, requin vert, requin arc-en-ciel, requin tigre, requin chat, requin chien, requin papillon, requin scolopendre, requin cafard, requin morpion, requin-marteau, requin perceuse, requin tronçonneuse, requin agrafeuse, requin, requin, requinquin… Mais l’ombre qui se profilait à l’horizon n’était pas celle d’un squale affamé, mais la silhouette voguante d’un petit bateau. À bord de l’embarcation il y avait sept personnes, trois femmes et quatre hommes tous outrageusement maquillés et perruqués. Les femmes étaient dans de grandes robes comme on devait en porter à la cour de Versailles et les hommes plus simplement en blanc rehaussé d’un gilet de couleur. Ils m’accostèrent et le plus hardi d’entre eux me salua avec fougue.
- Bonjour, monsieur. Je me présente, Anatole Patamole Balamole. Mes compagnons et moi-même donnerons une représentation ce soir sur la grande place et nous sommes parti en ce bel après-midi ensoleillé à la pêche aux spectateurs. Accepteriez-vous de mordre à notre hameçon ou d’échoir dans nos filets afin d’avoir la chance de voir jouer devant vos yeux ébahi « L’amour comme un champ de coquelicots piétiné par la peur » pièce en soixante-quatre actes en monosyllabe dont je suis modestement l’auteur et le metteur en scène ?
- Du moment que vous vous produisez sur la terre ferme, je suis prêt à entendre n’importe quoi !
- Pardon monsieur, mais je ne vous permets pas de comparer « l’amour comme un champ de coquelicots piétiné par la peur » avec n’importe quoi. Sachez qu’il s’agit du fruit de plusieurs années de travail acharné de création et de doute. Je ne fais pas partie de ses parasites qui tirent le théâtre vers le bas en prétextant le mouvement et le progrès pour justifier l’absence de texte, non monsieur, je rends au théâtre ses lettres de noblesse en en faisant un espace d’oralité concret et croyez-moi, sur les dix heures que dure la représentation, il n’y a aucun temps mort, pas une seconde sans une ligne de dialogue. Je n’ai pas peur des mots moi monsieur !
- Excusez-moi, je ne voulais pas vous vexer, je suis persuadé que votre sincérité n’a d’égal que le nombre de mots de votre pièce et je serais ravis de l’entendre de bout en bout du moment où vous m’emmenez dans un endroit sec.
Je ne sais pas si j’ai su flatter convenablement son ego, mais l’instant d’après je me retrouvais hissé sur le bateau en route vraisemblablement pour ce qui allait sans doute devenir le pire souvenir théâtral de ma vie.
(à suivre…)
B+
J’étais désormais au milieu d’un l’océan à ciel ouvert, flottant péniblement sans la moindre parcelle de terre en vue. J’éprouvais une fatigue telle que mon corps ne pourrait pas nager des kilomètres d’inconnu. Je fis la planche et je commençai à penser à toutes les choses sympathiques qui pourraient m’arriver dans cette situation : requin, requin blanc, grand requin blanc, requin rouge, requin orange, requin vert, requin arc-en-ciel, requin tigre, requin chat, requin chien, requin papillon, requin scolopendre, requin cafard, requin morpion, requin-marteau, requin perceuse, requin tronçonneuse, requin agrafeuse, requin, requin, requinquin… Mais l’ombre qui se profilait à l’horizon n’était pas celle d’un squale affamé, mais la silhouette voguante d’un petit bateau. À bord de l’embarcation il y avait sept personnes, trois femmes et quatre hommes tous outrageusement maquillés et perruqués. Les femmes étaient dans de grandes robes comme on devait en porter à la cour de Versailles et les hommes plus simplement en blanc rehaussé d’un gilet de couleur. Ils m’accostèrent et le plus hardi d’entre eux me salua avec fougue.
- Bonjour, monsieur. Je me présente, Anatole Patamole Balamole. Mes compagnons et moi-même donnerons une représentation ce soir sur la grande place et nous sommes parti en ce bel après-midi ensoleillé à la pêche aux spectateurs. Accepteriez-vous de mordre à notre hameçon ou d’échoir dans nos filets afin d’avoir la chance de voir jouer devant vos yeux ébahi « L’amour comme un champ de coquelicots piétiné par la peur » pièce en soixante-quatre actes en monosyllabe dont je suis modestement l’auteur et le metteur en scène ?
- Du moment que vous vous produisez sur la terre ferme, je suis prêt à entendre n’importe quoi !
- Pardon monsieur, mais je ne vous permets pas de comparer « l’amour comme un champ de coquelicots piétiné par la peur » avec n’importe quoi. Sachez qu’il s’agit du fruit de plusieurs années de travail acharné de création et de doute. Je ne fais pas partie de ses parasites qui tirent le théâtre vers le bas en prétextant le mouvement et le progrès pour justifier l’absence de texte, non monsieur, je rends au théâtre ses lettres de noblesse en en faisant un espace d’oralité concret et croyez-moi, sur les dix heures que dure la représentation, il n’y a aucun temps mort, pas une seconde sans une ligne de dialogue. Je n’ai pas peur des mots moi monsieur !
- Excusez-moi, je ne voulais pas vous vexer, je suis persuadé que votre sincérité n’a d’égal que le nombre de mots de votre pièce et je serais ravis de l’entendre de bout en bout du moment où vous m’emmenez dans un endroit sec.
Je ne sais pas si j’ai su flatter convenablement son ego, mais l’instant d’après je me retrouvais hissé sur le bateau en route vraisemblablement pour ce qui allait sans doute devenir le pire souvenir théâtral de ma vie.
(à suivre…)
B+