Je vais vous parler d'une fille, chapitre 5.

Publié le par B+

Ma tête s’est mise à tourner sur elle-même comme un tourniquet pendant trente bonnes secondes. Quand mon regard s’est stabilisé, elle était toujours en face de moi, mais nous n’étions plus dans la même pièce. Elle semblait connaître l’endroit et ne s’y sentait visiblement pas à l’aise. C’était un espace étroit, une chambre de petite fille ; des frises de petits lapins ornaient les plinthes, le lit en face de moi était recouvert de lapins en peluche, les portes de l’armoire étaient gavés de bas reliefs représentant des lapins, sur la table de nuit, le réveil et la lampe étaient en forme de lapins, le lapin étaient décliné sous tous les possibles jusqu’à l’étouffement. Ma chanteuse était paniquée.

-    Ça va ? Je peux peut-être vous aider, vous êtes toute pâle…

Elle ne faisait plus attention à moi, les lapins semblaient la tourmenter au plus haut point.

-    C’est vrai que la décoration n’est pas d’un goût exquis, mais bon, ils sont plutôt mignons non ?

Ses yeux étaient au bord des larmes, la panique commençait à monter.

-    Peut-être devrions-nous sortir d’ici, l’endroit vous embarrasse un brin on dirait, mademoiselle ? Quel est votre prénom en fait, moi c’est…

Elle s’est ressaisi d’un coup et m’a assenée une deuxième gifle monumentale !

Ma tête s’est mise à tourner sur elle-même comme un tourniquet pendant trente bonnes secondes. Quand mon regard s’est stabilisé, elle était toujours en face de moi, mais nous n’étions plus dans la même pièce. Elle était déjà venue ici, c’était familier. Moi, je nageais dans l’inconnu. C’était une salle de musique, au tableau des portées étaient dessinées à la craie, il y avait une dizaine de pupitres éparpillés autour d’un piano droit et des portraits imposants de Mozart, Beethoven et Schubert étaient punaisés sur les murs. Ma chanteuse était angoissée. Je m’apprêtais à recevoir ma gifle quand la porte s’ouvrit et qu’une jeune femme, chignon et tailleur entra.

-    Ah vous voilà enfin ! Vous avez vu l’heure ? Qu’est-ce que vous attendez pour vous mettre au piano ?
-    Oui madame.

Elle s’installa à contrecœur devant l’instrument et souleva le couvercle avec tristesse.

-    Vous avez bien travaillé vos exercices j’espère, montrez-moi ça !
-    Oui madame.

Ses doigts tremblants entamèrent une suite de gammes. Elle peinait à jouer et trébuchait régulièrement sur une fausse note.

-    Je vois que vous n’avez pas travaillé du tout ! Quand cesserez-vous de flâner et de papillonner au lieu de vous concentrer sur vos devoirs ?
-    Pardon madame.
-    Pardon madame ? On dit : « je vous prie de bien vouloir m’excuser », on impose pas son pardon comme une évidence. Mais non, je n’excuse pas la flagornerie mademoiselle, ce n’est pas en rêvassant que vous obtiendrez des résultats.
-    Oui madame.

Elle tira de sa manche une longue règle en bois.

-    Reprenez ! Et ne vous trompez plus.
-    Oui madame.

Elle repris, mais trois notes à peine esquissées, elle trébuchait à nouveau sur une fausse note. Un bruit sec s’abattit sur ses doigts. Elle hurla de douleur.

-    Reprenez !
-    Oui madame.

A plusieurs reprises elle trébucha et la règle s’écrasa. Je ne pouvais plus tolérer de la voir ainsi maltraité, je me suis approché d’elle.

-    Giflez-moi !

Ma tête s’est mise à tourner sur elle-même comme un tourniquet pendant trente bonnes secondes. Quand mon regard s’est stabilisé, elle était toujours en face de moi, mais nous n’étions plus dans la même pièce. C’était une cuisine avec un poêle sur lequel crépitait une bouilloire, une grande table en chêne s’allongeait le long des tomettes usées, une soupière sur un napperon trônait en son centre et tout au bout, seule sur une chaise, une femme d’une quarantaine d’année pleurait. Ma chanteuse se mua de nostalgie et se dirigea vers elle. Elle posa doucement un bras sur son épaule et lui caressa le dos avec tendresse. La femme continuait à pleurer. Ma chanteuse me lança un regard, comme pour me dire de détourner les yeux, mais elle n’insista pas, elle me laissa à mon rôle de témoin et pris la femme dans ses bras, abandonnée de toute pudeur, elle l’étreignit et pleura à son tour. Leurs mains se joignirent et se serrèrent. Au bout de quelques minutes elle lâcha son étreinte, sécha ses larmes et revînt paisiblement vers moi. Elle m’accorda encore quelques secondes de répit, puis son bras pris de l’élan.

Ma tête s’est mise à tourner sur elle-même comme un tourniquet pendant trente bonnes secondes. Quand mon regard s’est stabilisé, elle était toujours en face de moi, mais nous n’étions plus dans la même pièce. D’ailleurs nous n’étions plus dans une pièce, nous étions sur une plage sous un ciel grisâtre où les vagues touillaient l’océan avec fougue. Une fois de plus, le lieu ne la laissa pas indifférente, mais elle avait l’air soulagée cette fois. Un sourire osa troubler son visage d’un trait de lumière et elle marcha en direction de la mer. Elle fouilla le sable et ramassa quelques petits bouts de verres polis par le ressac qu’elle me montra d’un geste riant. Elle semblait réellement émue d’être ici et l’émotion lui délia la langue. Curieusement, même si je sentais que je n’étais pas son interlocuteur véritable, j’avais l’impression qu’elle s’adressait à moi.

-    Regarde ! Deux rouges et un bleu ! Les bleus sont très rares. Tu te rends comptes, si on trouve cinq bleus on pourra les échanger contre un abricotier. On le plantera ici, tu vois ? On restera assis là en attendant, on mangera des étoiles de mer et une fois le printemps arrivé on cueillera les fleurs sur les branches. Avec un kilo de fleurs d’abricotier on pourra avoir un chapeau. Avec de la patience  un peu d’agilité et beaucoup d’entraînement on finira bien par arriver à attraper trois ou quatre colombes dans le fond du chapeau… Trois suffiront. Tu imagines ? Trois colombes se serait vraiment le bonheur ! On les mettra dans des bouteilles (oui il faudra prévoir de ramasser beaucoup de bouts de verres polis transparents et des algues pour fabriquer de la colle) et on les jettera à la mer. Il faudra peut-être plusieurs semaines, mais une réponse cheminera par les vagues, si tout se passe bien, une bouteille de bière de bohème nous parviendra. Comme je suis heureuse ! Après nous resteront là à attendre la saison des sirènes et à la première éclose nous lui offriront la bière de bohème, pour nous remercier elle nous apprendra une chanson. Il faudra nager jusqu’au rocher là bas, tu vois ? Là chaque soir tu m’accompagneras avec une conque et je chanterais le chant de sirène. Normalement ça devrait aller assez vite, un bateau sera vite piégée par la mélodie et viendra s’échouer à nos pieds. Il faudra plonger pour récupérer un sextant, mais ne t’inquiète pas, je nage très bien, tu pourras m’attendre sur le rocher. Enfin grâce au sextant, nous trouverons ta latitude et ma longitude sur le sable, et au croisement de nos lignes d’horizon, nous pourrons nous embrasser.

Elle s’est approchée de moi avec les lèvres légèrements mordues, les yeux incroyables de vivacités et je me suis mis à rougir bêtement. Mais il n’y eu pas de baiser, juste une gifle de plus.

Ma tête s’est mise à tourner sur elle-même comme un tourniquet pendant trente bonnes secondes. Quand mon regard s’est stabilisé, elle était toujours en face de moi, mais nous n’étions plus sur la plage. Nous étions au point exact de notre rencontre, au club 29, en train d’interrompre un concert de Maurice Ravel  sous une pluie de sifflements hostiles. Elle m’avait ramené à ma réalité, elle sur la scène, moi dans le public dans la solitude de ma chaise. Mais elle me souriait pleinement. Faisant abstractions des cris qui nous assaillaient de colère elle me lança timidement.

-    Prudence.
-    Heu… Oui, je ferais attention, je…
-    Non. Prudence, je m’appelle Prudence.

Et elle sauta dans le piano à queue.

(à suivre...)


B+
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N
J'y perd la tête mais ça continu de m'interesser.
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L
T'as du pot que je croule sous le boulot et que je n'ai pas de temps à perdre à poster des commentaires sur des blogs de noobs, sinon je t'aurais copieusement traité de noob, noob !<br /> <br /> (hihi, les 3 lettres à recopier : ARG)
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